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Entretien avec Céline Chanas, directrice du musée de Bretagne

Pourquoi le musée de Bretagne a-t-il choisi de renouveler son exposition permanente consacrée à l’affaire Dreyfus, près de vingt ans après son ouverture ?
L’exposition, ouverte en 2006, avait permis de révéler une collection exceptionnelle de plus de 8 000 pièces, constituée au fil des ans, entre des dons généreux de la famille Dreyfus et notamment la donation en 1978 de Jeanne Levy, la fille d’Alfred Dreyfus, et des achats réguliers. Mais en vingt ans, les attentes du public et les outils de médiation ont profondément évolué : il était donc temps de proposer une présentation plus accessible et immersive, mieux adaptée aux visiteurs d’aujourd’hui, et notamment aux jeunes générations, pour qui cette affaire peut constituer de l' »histoire ancienne ». Ce renouvellement est aussi l’occasion de replacer Rennes au cœur de l’histoire, puisque c’est ici qu’a eu lieu le procès en révision de 1899, et de montrer combien l’affaire Dreyfus reste un miroir de nos combats toujours actuels contre l’injustice, la désinformation et l’antisémitisme.

Quels seront les grands axes thématiques de cette nouvelle présentation ?

Trois fils directeurs structureront le parcours. Le premier confronte vérité et mensonge d’État, justice et injustice, en analysant la fabrication de la preuve et le rôle des institutions. Le second révèle la dimension humaine et intime : derrière l’Affaire, il y a un homme et une famille, frappés de plein fouet par cette machination d’État. Le troisième met en lumière le rôle de Rennes dans le procès de 1899, tout en rappelant la portée nationale et internationale de l’événement. Ces axes conjuguent apports de connaissances et réflexion, émotion et engagement pour donner au public une vision globale et vivante, mais reliée au territoire.

Quelle scénographie avez-vous imaginée ?
Nous avons retenu une proposition scénographique qui fait la part belle à l’immersion : objets originaux, archives sonores, dispositifs multimédias et interactifs permettront de recréer l’ambiance du procès et des débats publics. Des espaces plus intimes présenteront les lettres et portraits familiaux, tandis que des salles ouvertes et lumineuses évoqueront les mobilisations de la presse et de l’opinion. L’objectif est de faire ressentir au visiteur le passage de l’intime au collectif, du privé au politique. L’idée est de reconnaitre et ressentir l’ambiance rennaise de l’été 1899 : ses bâtiments, ses rues, mais aussi les bruits et sons et l’époque.

Quelles pièces seront mises en avant ? Y aura-t-il des prêts extérieurs ?

Certaines pièces phares seront incontournables : les lettres envoyées à Alfred et Lucie Dreyfus depuis le monde entier, le J’accuse de Zola, les caricatures et dessins, notamment de Charles-Paul Renouard, ainsi que des objets personnels de la famille. Ces documents donnent chair à l’histoire et montrent à quel point elle a bouleversé la société. Nous prévoyons aussi de solliciter quelques prêts d’autres institutions pour enrichir le propos, et nous restons attentifs à d’éventuelles acquisitions, notamment des objets, pièces rares dans nos collections.

Comment vos collections iconographiques permettront-elles d’illustrer l’impact de l’Affaire sur la société ?

La presse, les affiches et les caricatures témoignent de l’ampleur de la fracture. Elles montrent comment les stéréotypes antisémites se sont diffusés et comment l’opinion s’est forgée, au gré des rumeurs et des manipulations. Mais elles rappellent aussi la mobilisation d’intellectuels et de journalistes pour défendre la vérité. Ces images sont un outil puissant pour comprendre que l’Affaire fut autant un procès de justice militaire qu’un moment de l’histoire de France où les opinions se sont polarisées à l’extrême, la presse jouant un rôle de première importance. Avant même le procès du capitaine, une rhétorique raciste et antisémite se met en place dans la presse : La Libre Parole lance la polémique le 1er novembre 1894, avec un titre choc : « Haute trahison. Arrestation de l’Officier juif Alfred Dreyfus ». La une du Petit journal du 13 janvier 1895 est restée célèbre et est souvent reproduite dans les manuels scolaires : elle représente la séance humiliante au cours de laquelle Alfred Dreyfus est dégradé dans la cour de l’École militaire. Qui n’a pas en mémoire le célèbre dessin de presse de Caran d’Ache, intitulé Un diner en famille, publié le 14 février 1898 dans Le Figaro ? Avec deux dessins superposés, le dessinateur suggère le clivage des opinions : le premier représente une famille attablée au début du dîner avec le texte « Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! », le second représentant la même famille, plus tard, se battant autour de la table avec le texte « … Ils en ont parlé… ».

Quel rôle cela peut-il jouer auprès des jeunes générations ?
Nous voulons offrir aux jeunes des clés pour comprendre les mécanismes de la désinformation et de la haine. À l’heure des réseaux sociaux et du retour inquiétant de l’antisémitisme, il est essentiel de rappeler qu’une injustice peut se construire sur des rumeurs et se propager par des discours mensongers. L’affaire Dreyfus doit être une leçon de vigilance citoyenne et un appel à l’esprit critique.

Peut-on considérer l’affaire Dreyfus comme la première grande fake news de l’histoire de France ?
On peut l’affirmer en partie : elle repose sur des preuves falsifiées, des rumeurs amplifiées par la presse, des discours antisémites relayés à grande échelle. C’est l’un des premiers cas où une machination d’État a bouleversé la société entière et mis en danger notre République démocratique. On peut aussi mentionner le rôle de Ferdinand Dominique Forzinetti, ancien directeur de la prison du Cherche-Midi, qui a joué, dès l’incarcération de Dreyfus, un rôle de lanceur d’alerte. Il n’a pas été écouté et a perdu son emploi. Mais il faut nuancer : ces termes « fake news » ou lanceurs d’alerte appartiennent à notre époque. L’analogie reste toutefois précieuse pour comprendre que les mécanismes de manipulation de l’opinion traversent les siècles et que leur actualité demeure brûlante.